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Titre
: Imitatio DeiAuteur
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Fandom
: Rivages (original)Chapitre
: 1/?Personnages
: Silva, Fira, Mar'yn, AerosRating
: PGDisclaimer
: L'univers ainsi que tous les personnages mentionnés sont à moi.Résumé
: Ils ne sont qu'une poignée à errer sur les rivages d'un monde qui leur est nouveau. Sans souvenirs, ils vont devoir se reconstruire, redécouvrir le monde et apprendre la magie. Quatre d'entre eux vont devenir des Dieux.Note: Fic commencée pour
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Au commencement fut le bruit des vagues. C'est là notre tout premier souvenir. Comme un nouveau-né vient au monde sous les cris de sa mère, nous naquîmes dans le fracas de l'océan. Hommes, femmes, enfants, abandonnés au bord de l'eau, naufragés d'un cataclysme qui, à jamais, restera ignoré, nous n'étions que sensations et instincts, des nourrissons dans des corps d'adultes. Même moi, j'ignore encore aujourd'hui combien de temps il nous fallut pour reprendre conscience humaine. Nous n'avions ni nom, ni identité, ni visage pour la plupart, à part ce reflet troublé et changeant que nous offrait l'océan. Je me souviens de ces jours interminables d'errance où nous étions sans passé, où se nourrir n'était qu'un réflexe, une nécessité. Qui étions-nous, d'où venions nous ? Nous n'avions pas conscience de ces questions qui auraient pourtant dû naître de l'essence même de ce que nous étions. Nous avions perdu ce qui faisait de nous des hommes et par là même le savoir de ce qui nous avait menés jusque là, et il ne nous restait rien d'autre que l'oubli.
Puis revinrent la lumière, la connaissance et l'esprit.
Lentement, le bruit des vagues reprit un sens.
Lentement, l'homme redevint un homme sur ces rives dévastées.
Lentement, naquit la Magie et lentement naquit l'Histoire, telle qu'aujourd'hui, le monde la connaît.
Puis revinrent la lumière, la connaissance et l'esprit.
Lentement, le bruit des vagues reprit un sens.
Lentement, l'homme redevint un homme sur ces rives dévastées.
Lentement, naquit la Magie et lentement naquit l'Histoire, telle qu'aujourd'hui, le monde la connaît.
La plage était longue, recouverte de galets qui se déclinaient en dégradés de gris. Ça et là, des morceaux de bois et de métal gisaient, tels des cadavres rejetés par les flots. La végétation éparse qui bordait la plage ne donnait pas beaucoup d'ombre, et il fallait pousser plus loin dans les terres pour que les arbres offrent enfin un abri contre la brûlure du soleil. La lumière du milieu de matinée se reflétait sur l'eau agitée, étincelant vers les berges, comme si les profondeurs recélaient de trésors insoupçonnés. De temps à autre, des ombres effleuraient la surface, éphémères et insaisissables, et semblaient prévenir des dangers qui attendaient qu'un imprudent se laisse tenter par les couleurs riches des fonds marins. Plus loin, la plage s'interrompait brusquement, comme coupée à la hache. Une large anse ouvrait ses bras accueillants, les deux extrémités se rejoignant presque pour former un bassin naturel où l'eau était calme et le fond sablonneux.
Ils étaient plusieurs à avancer au bord de l'eau, les vagues venant par moments lécher leurs pieds usés par la marche, alourdissant leurs pas. Ils progressaient seuls ou à plusieurs, mais tous dans la direction du lagon, d'où s'élevaient des volutes de fumée, signes évidents d'une présence humaine. C'était cet espoir qui les faisaient tous avancer, le vieil homme chauve au visage brûlé par le soleil impitoyable, la femme fière aux longs cheveux blonds emmêlés, les deux adolescents armés de bâtons et de pierres et la jeune fille aux yeux verts et à la peau brune et salie par l'errance. Ils ne se parlaient pas mais se regardaient parfois, quand l'un d'entre eux trébuchait et rompait le rythme fragile de leur progression commune.
Ils avaient tous un attirail des plus hétéroclites qu'ils avaient ramassé au fil des jours et de leurs errances dans d'étranges amas de métal, de bois et de pierres auxquels ils n'arrivaient pas à trouver d'explication. Leurs vêtements, des pantalons de toile ou de tissu plus lourd et des chemises ou longues bandes de tissu enroulées autour du torse, étaient déchirés et maculés de terre et de sang. Tous avaient une gourde ou plusieurs à l'épaule ou à la ceinture, signe évident des priorités qui étaient les leurs désormais. Du tissu, toujours, leur servait de baluchon pour transporter leurs quelques possessions. Certains les portaient au bout d'un bâton, d'autres en bandoulière mais tous guettaient nerveusement autour d'eux pour s'assurer que personne n'allait les détrousser.
Soudain, le vieil homme trébucha et sa jambe droite se déroba. Il s'écroula avec un grognement d'animal furieux et son menton frappa durement le sol. La jeune femme s'arrêta à côté de lui, s'accroupissant pour lui offrir son aide mais il la repoussa avec hargne tout en serrant sa gourde contre lui. Elle soupira et repoussa avec impatience ses cheveux collés par le sable, la sueur et la saleté avant de lever les mains.
« Allons, le sermonna-t-elle. Laisse-moi t'aider, je te promets que je ne te volerai rien.
― Ils disent tous ça ! Ils me rassurent et puis ils me pillent ! cracha-t-il. Tous des raclures et des animaux
― Si tu leur parles comme ça, rien d'étonnant à ce qu'ils te détroussent, lança un des garçons en passant à côté d'eux.
― Passe ton chemin ! gronda la jeune fille en le foudroyant du regard.
― Quoi ? Il faut bien survivre, non ? »
Elle regarda le vieil homme, son menton maculé de sang et de crasse, puis le jeune debout devant elle, le bâton posé sur l'épaule avec un air suffisant et elle soupira. Comme tous les autres, elle s'en doutait, elle n'avait aucun souvenir. Elle s'était réveillée progressivement, comme au sortir d'un long cauchemar, avec la conscience de son humanité mais rien pour justifier cette conscience. Il lui semblait parfois entendre des échos de ce qu'elle avait pu être, comme si elle effleurait du doigt un secret bien caché en se posant des questions. Depuis qu'elle avait commencé à marcher en direction de la fumée qui s'élevait plus loin, le soleil s'était déjà levé trois fois, et en avançant, elle n'avait rien d'autre à faire que se demander d'où lui venaient ces connaissances innées d'elle-même : elle savait qu'elle n'était pas née ainsi, car ce n'était pas comme cela que l'homme venait au monde, elle savait également, de façon instinctive, la différence infime entre l'homme et l'animal, les règles et les principes qui les distinguaient. Le langage, la peur du lendemain et des choses plus futiles et pourtant essentielles comme l'hygiène, la santé et la pudeur. Pourquoi s'était-elle vêtue en cherchant précisément dans les nombreux rebuts que ramenaient les vagues des morceaux de tissu pour se couvrir ? Comment savait-elle ce qu'était une gourde, un père ou une maison ? Pourquoi perdait-elle tous les matins quelques instants à se nettoyer le visage à l'eau salée, pourquoi passait-elle souvent ses doigts dans ses cheveux pour tenter de les démêler ? Dans son esprit, ces choses étaient évidentes, tout comme l'entraide et la méfiance, quand elle voyait le garçon poser des yeux insistants sur elle. Apparemment, il n'avait pas les mêmes principes qu'elle. Sans doute était-il lui aussi perdu qu'elle. La solution de facilité était tentante : laisser là le vieil homme et continuer sa route sans se soucier de ce que pourraient lui faire les autres voire même les aider pour obtenir sa part de leur maigre butin. Le garçon avait raison : il fallait bien survivre, mais pas survivre comme ça.
Elle releva la tête vers lui, et il sembla troublé par son regard, étiré et félin. Elle lui sourit, mais il n'y trouva rien de rassurant. Ses yeux s'étaient voilés quelques secondes, tandis qu'elle réfléchissait, mais maintenant le jade de ses prunelles avait un éclat presque dangereux et sauvage.
« Je m'appelle Silva, déclara-t-elle en prenant d'autorité le bras du vieillard pour le faire se relever.
― Tu mens, éclata l'autre garçon, aux cheveux courts et noirs comme la nuit. Personne n'a de nom !
― Et bien moi oui. Qui a décrété que nous n'avions pas le droit de nous en choisir un ? »
Elle avait donné ce nom sans vraiment y réfléchir. Il lui semblait familier, les syllabes roulant sur ses lèvres comme des amies fidèles. En avait-elle rêvé ? Elle ne s'en souvenait pas, mais percevait dans sa voix la certitude de ne pas faire d'erreur. Elle était Silva. Comme si ce mot avait ouvert une nouvelle porte, elle se sentit soudain réchauffée et apaisée. Les questions étaient toujours là mais elle pouvait désormais les affronter en leur opposant son nom, le début de son identité.
« Et vous ? » demanda-t-elle aux autres.
Ils la dévisagèrent avant de se regarder. Le vieil homme s'essuya le menton d'un air pensif tout en marmonnant des mots inintelligibles dans sa barbe. Ses mains se crispaient encore de façon convulsive mais il s'était néanmoins quelque peu détendu. Les deux adolescents se tenaient un peu raidement, comme si cette question avait réveillé quelque chose en eux. Quand à la femme, elle s'était rapprochée et ses lèvres tremblaient d'une envie incompréhensible de prononcer elle aussi un nom qu'elle ignorait posséder.
« Moi je m'appelle... réfléchit le blond en levant les yeux vers le ciel. Je m'appelle Soleil !
― N'importe quoi ! se moqua son camarade en éclatant de rire. Tu ne peux pas t'appeler comme ça !
― Pourquoi pas ? Elle l'a dit, on peut choisir !
― Ce n'est pas pareil ! Le soleil existe déjà.
― Et alors ? Moi aussi, j'existe, rétorqua le blond en ponctuant ses mots de coups sur le sol avec son bâton.
― Pourquoi pas Sol ? » intervint la femme d'une voix basse et un peu cassée, comme si elle ne l'avait pas utilisée depuis longtemps.
Il y réfléchit quelques secondes, puis son visage se fendit d'un sourire qui lui faisait mériter l'origine de son nom tant il était éclatant. Il hocha la tête avec enthousiasme et inspira profondément avant de se tourner vers le rivage et de hurler :
« Je suis Sol ! Tu entends ça, Océan ? Tu m’as peut-être recraché sur ces plages sans souvenirs après m'avoir volé ma vie, mais j’ai un nom ! Je m’appelle Sol ! »
Il brandit son bâton au dessus de sa tête en une pose guerrière et l'autre garçon éclata de rire en secouant la tête. Ils avaient le même âge et la même stature et les autres ressemblances étaient plus subtiles. L'un était blond aux yeux clairs tandis que l'autre avait la peau et les yeux sombres mais ils étaient tous les deux minces à outrance et leurs corps sculptés par la distance parcourue et les obstacles affrontés n'avaient pas tout à fait perdu la gaucherie de l'adolescence. Ils en avaient également le comportement excessif et bruyant et la méchanceté presque innocente de ceux qui sortent de l'enfance. Ils étaient comme des jeunes chiens pas encore bien dressés, un peu dangereux mais sans vraie malveillance. Même le vieil homme sembla parvenir à cette conclusion, car il renifla bruyamment puis se remit à boitiller en direction de la crique sans plus s'inquiéter des jeunes qui, quelques instants plus tôt, l'avaient rendu si agressif.
« Attends, grand-père ! l'appela Sol, délaissant presque à regrets ses singeries belliqueuses. Et toi, alors, ce sera quoi, ton nom ?
― J'en ai pas, répondit-il, bourru, sans se retourner. J'en veux pas. Et ne m'appelle pas comme ça, vaurien, je ne suis pas ton grand-père.
― Alors il faut que tu te trouves un nom », intervint Silva avec un à-propos malicieux.
Il s'immobilisa le temps de cracher par terre puis de s'essuyer à nouveau le menton, d'où le sang s'écoulait toujours lentement. Frottant son crâne chauve, il réfléchit quelques instants, un temps que les autres mirent à profit en venant le rejoindre. Silva sortit un bout de tissu de sa besace faite de toile et de corde et alla rapidement le tremper dans l'eau. Puis elle revint et entreprit, sans se soucier des protestations que son geste déclencha, de lui nettoyer la plaie à l'eau salée. Il grogna en la regardant d'un air mauvais mais le sourire qu'elle lui rendit, un étrange mélange de patience et d'indifférence le contraignit au silence. Elle donnait l'impression d'être déjà loin, comme si son esprit continuait à avancer alors même qu'ils ne bougeaient plus. Il eut un marmonnement pensif et hocha la tête quand elle eut terminé.
« Cronn. Je m'appelle Cronn. Contente ? lâcha-t-il comme s'il lui faisait une faveur.
― Quelle importance ? Tu l'es, toi ? »
Il ne répondit rien mais ils savaient tous les deux qu'il l'était. Il sentait monter en lui l'euphorie qu'elle avait ressentie un peu plus tôt, la sensation grisante de devenir enfin quelqu'un, de n'être plus simplement un être vivant mais également un être pensant. Cette chose qui lui manquait sans qu'il le sache avait maintenant un nom, tout comme lui-même. Pourtant, loin de se laisser aller à sa joie comme Sol l'avait fait un peu plus tôt, il se contenta de hausser les épaules à la question de Silva et recula d'un pas en silence.
« Cache ta joie, l'ancêtre, railla Sol avant de se tourner vers son compagnon avec un regard interrogateur.
― Je suis Khamar, déclara ce dernier après une seconde de réflexion.
― Et moi, je suis Isarn », continua la femme avec un sourire presque émerveillé.
Le partage s'arrêta là. Ils étaient bien conscients de n'avoir pas grand chose d'autre à se dire en guise de présentations car ils se découvraient autant qu'ils découvraient le monde autour d'eux. De plus, la chaleur et la fatigue pesaient sur leurs épaules et derrière les dunes se distinguaient toujours les volutes de fumées qui marquaient la fin de leur voyage, aussi décidèrent-ils de reprendre leur progression. Le soleil approchait lentement de son zénith. Sur leurs fronts, la sueur se mêlait au sel qui les brûlait déjà. Silva soupira et jeta un coup d'oeil derrière elle. D'autres marcheurs avançaient également sur la plage, mais leur petit groupe était de loin le plus nombreux. Même les enfants qu'elle pouvait distinguer, une petite fille blonde qui ne devait même pas avoir dix ans et un garçon aux cheveux d'un noir de jais qui approchait de la puberté, étaient seuls. Elle-même sentait la solitude de tous comme si c'était la sienne, et elle s'en désolait. Elle espérait qu'au bout du chemin, ceux qui avaient allumé le feu les attendaient pour construire quelque chose ensemble et pas pour les détruire.
Ils suivirent la plage jusqu'à arriver au bout, puis ils escaladèrent les dunes en s'aidant de leurs bâtons. Le vieux Cronn avait refusé l'aide de Khamar avec un grognement menaçant, et le jeune homme n'avait pas insisté. Sol et lui menaient la marche avec entrain, la perspective de découvrir ce qu'il y avait derrière leur donnant des ailes. Ils se chamaillaient gentiment et se taquinaient sur leurs noms mutuels, sous le regard amusé de Silva. La jeune femme marchait juste derrière eux, suivie comme son ombre par Isarn.
« Que croyez-vous que nous allons trouver ? demanda cette dernière.
― De l'aide, je l'espère. Des gens comme nous.
― Et s'ils ne veulent pas nous aider ? S'ils nous ont attirés ici dans le but de nous faire du mal ? s'inquiéta la blonde.
― Je ne sais pas... J'espère juste que ce ne sera pas le cas. Nous ne serions pas vraiment en mesure de nous défendre.
― Alors pourquoi y aller ? intervint Cronn derrière elles.
― Parce que nous n'avons nulle part où aller, de toute façon, » rétorqua simplement Silva.
Le vieil homme garda le silence. Elle n'avait pas tord, et il le savait bien. Ils étaient tous dans la même situation : l'incertitude les faisait hésiter et ralentir, mais la peur de la solitude les poussait à continuer à avancer.
Sol et Khamar s'arrêtèrent au sommet de la dune, bientôt rejoints par les autres. Le lagon était d'une couleur presque magique, en dégradés de bleu allant du bleu nuit au turquoise le plus pur. Il étincelait des reflets du soleil, les éblouissant presque. Mais plus que l'émerveillement dû à la féerie du lieu, leurs coeurs se remplissaient d'une joie presque douloureuse de voir des tentes maladroites plantées non loin du rivage. Il y avait également des grands feux un peu à l'écart, dont la fumée les avait attirés jusque là, et des hommes et femmes, encore minuscules de là où ils étaient, qui s'affairaient en tous sens. Des échos de voix leur parvenaient faiblement car portés par le vent mais ils n'en comprenaient pas le sens. Il n'y avait heureusement rien de menaçant dans le tableau qu'ils observaient. Rassurés, ils entreprirent de descendre vers le campement.
Mar'yn observait les dunes. Chaque jour, de nouveaux venus arrivaient, et chaque jour le même cérémonial recommençait. Il avait été le premier à parler de la nécessité de se trouver des noms. Quand il s'était réveillé, roulé en boule sous un rocher, ses instincts avaient eu beau lui souffler de se nourrir puis de marcher sans but pour trouver encore plus de nourriture et d'eau, et un endroit où dormir, il avait été frappé par l'impression de solitude qu'il avait ressenti. Se nourrir, survivre, tout cela était devenu soudain secondaire face à l'envie impérieuse de parler à quelqu'un. Il s'était approché de la rive du lagon et s'était regardé dans l'eau. Une barbe hirsute, des cheveux blonds en piteux état mais deux yeux bleus comme l'eau qui lui servait de miroir et qui pétillaient d'intelligence. La première chose qu'il avait faite avait été de chercher une pierre bien coupante afin d'essayer de se raser, au prix de nombreuses coupures plutôt douloureuses. Puis il était parti à la recherche de compagnons et avait réuni un petit groupe d'une vingtaine de membres. Quand s'appeler "le jeune", "la vieille" ou "la boiteuse" n'avait plus suffi, l'évidence de son nom lui était apparue. Il était Mar'yn et il était leur chef. Personne n'avait protesté. Ses idées séduisaient, autant que son éloquence. C'était lui qui avait eu l'idée d'allumer les feux, lui qui les avaient convaincus d'aller explorer les plaines pour y trouver des épaves de bateaux, étrangement égarés loin du rivage pour en ramener les voiles trouées, dont ils s'étaient fait des tentes et des vêtements plus solides.
En six jours, ils avaient accueilli une quinzaine de nouveaux arrivants à qui il avait fait comprendre l'importance de leur nom. Certains n'avaient pas de mal à en trouver, d'autres devaient au contraire être guidés pour choisir quelque chose. Il ne savait pas ce qui les différenciait mais il notait que les plus éveillés et les plus sociables avaient moins de mal à se nommer. Ceux-là se retrouvaient presque naturellement avec des responsabilités, tandis que les autres apprenaient à obéir. Ils n'étaient pas à proprement parler une société organisée mais ils commençaient à développer un semblant de hiérarchie. Lui était au sommet, ce qui lui convenait parfaitement.
Ce matin-là, à l'aube, ils avaient recueilli un homme qui avait fait le voyage seul. En le voyant arriver, Mar'yn s'était inquiété, les solitaires n'étaient jamais très faciles à vivre. Dans leur monde nouveau, solitaire et sauvage allaient souvent de paire. Pourtant, le nouveau, aux yeux étirés comme des amandes et à la peau jaune, bien qu'avare de paroles, n'avait eu aucun mal à se trouver un nom. En réalité, Mar'yn le soupçonnait de l'avoir trouvé bien avant de les rejoindre, ce qui était d'autant plus étonnant. Aeros... Il rumina, pensif, sur le mystère dont semblait se draper l'autre homme. Il était propre, semblait ne pas trop souffrir de la faim et paraissait beaucoup plus civilisé que certains. En arrivant, il portait à la ceinture un morceau de métal coupant avec lequel il avait ouvert le poisson encore chaud qu'on lui avait offert en guise de bienvenue et il avait bu à la gourde de métal qui pendait à son épaule. Eux allaient boire directement à la source qui coulait à vingt minutes de marche du lagon, ou remplissaient des gourdes de tissu bien peu pratiques, aussi Mar'yn s'y était-il intéressé.
« Je l'ai trouvée, avait-il répondu simplement quand Mar'yn lui avait demandé d'où il la tenait.
― Où ça ?
― Plus loin vers le nord. Il y a des falaises, puis derrière une plaine jonchée de métaux et d'objets.
― Nous y guideriez-vous ? Nous pourrions tous bénéficier de ces objets, s'ils s'avèrent utiles.
― Oui. »
La conversation s'était arrêtée là, à sa grande insatisfaction. Aeros s'était levé pour aller se laver les mains après son repas, puis s'était installé près de l'eau, les yeux fixés sur les dunes. Mar'yn, un peu plus tard, l'avait imité, assis sur un rocher plat. Il lui jeta un coup d'oeil. Il donnait une impression étrange, le seul mot que Mar'yn arrivait à y associer était la nuit : ses cheveux courts, noirs et brillants, ses prunelles étirées, ses hautes pommettes qui dessinaient des ombres sur son visage fin... Il secoua la tête. Aeros était différent, c'était indéniable, mais lui aussi l'était. Afin de ne pas attirer l'attention de l'autre homme, il retourna à sa surveillance des dunes. Il avait l'impression d'attendre quelque chose sans savoir quoi, et il se demandait si l'autre ressentait aussi la même chose.
Un peu avant le zénith, un petit groupe parut à l'horizon. Ils étaient cinq, cinq silhouettes se découpant sur l'horizon, un instant immobiles avant d'entreprendre leur descente. Mar'yn se leva pour les accueillir, se faisant un devoir de souhaiter personnellement la bienvenue aux nouveaux arrivants. Il avait des raisons d'être méfiant. Deux jours plus tôt, il avait noté l'agressivité d'une vieille femme et l'avait empêchée à temps de prendre une branche enflammée dans le feu pour embraser la tente la plus proche. Elle s'était enfuie avant qu'il n'aie pu la raisonner et les hommes qui montaient la garde ne l'avait plus aperçue, heureusement. Il fit donc signe à un des gardes de venir le rejoindre tandis qu'il s'avançait à leur rencontre et nota du coin de l'oeil qu'Aeros s'était levé lui aussi.
Il y avait un vieillard à l'air peu sympathique, deux adolescents au pas volontaire et deux femmes, la plus âgée un peu en retrait et la plus jeune qui progressait sur le sable traître avec une aisance déconcertante. Mar'yn la dévisagea, frappé. Elle était extrêmement séduisante, et il n'arrivait pas à lui donner d'âge. Elle avait de longs cheveux châtains aux reflets clairs et ses yeux verts ressortaient, contrastant avec sa peau bronzée. Elle était sale et dépenaillée, sa jupe déchirée traînant par terre à chaque pas, mais il la trouva plus belle que tout ce qu'il avait vu jusqu'alors. Il lui sourit.
« Je me nomme Silva, déclara-t-elle à sa grande surprise, avant de désigner tour à tour ceux qui l'accompagnaient. Et mes compagnons sont Sol, Khamar, Cronn et Isarn. Nous avons aperçu vos signaux.
― Ils ont été imaginés dans ce but, belle demoiselle, répondit-il en s'inclinant. Je suis Mar'yn, le guide de notre communauté grandissante. Nous vous offrons l'hospitalité et la sécurité toute relative que notre nombre peut nous donner, si c'est là ce que vous souhaitez. »
Elle n'avait pas sourcillé à ses compliments, ce qui lui plût encore plus. En réalité, elle les ignora complètement, tout comme elle ne releva pas le ricanement peu flatteur du dénommé Sol. Elle le remercia poliment mais de façon assez impersonnelle et il fut conforté dans sa première impression. Silva aussi était différente, tout comme Aeros ou lui-même. Il ignorait quel était leur point commun, mais il savait en tout cas qu'il ferait tout pour ne pas les perdre de vue tous les deux. Il les invita tous à faire comme chez eux et indiqua à Darin, le garde qui l'avait accompagné, de les aider à s'installer. Il nota de garder un oeil sur le jeune Sol, ainsi que sur Cronn, qui semblaient être les plus à même de poser des problèmes, puis les laissa s'éloigner.
Silva passa devant lui avec un coup d'oeil dans sa direction et il put apprécier encore mieux la couleur envoûtante de ses yeux. Mar'yn lui sourit et s'écarta galamment. Encore une fois, elle n'eut pas de réaction visible et il s'en trouva un peu vexé. Il n'insista pourtant pas et elle s'éloigna, suivie par Isarn qui semblait l'avoir adoptée. Aeros vint se placer à côté de lui et le dévisagea un instant avant de tourner les talons et de repartir s'asseoir sur la plage. Mar'yn, perplexe, préféra aller s'assurer que les pêcheurs rapporteraient assez de poisson pour tous.
Il s'éloigna donc du campement en direction de la mer. La pêche se faisait dans le lagon, mais un peu à l'écart, là où les poissons n'étaient pas effrayés par l'activité humaine. Il y avait cinq pêcheurs, plus deux jeunes garçons, Zuuk et Tibo, chargés de porter les prises aux femmes qui les faisaient cuire. Il faudrait bientôt grossir leurs rangs, car ils étaient maintenant une quarantaine et que leurs besoins augmentaient tous les jours. Il nota d’en parler à Vesinia, la solide grand-mère chargée de l’intendance. Elle s’était imposée d’elle-même à ce poste, lui faisant clairement comprendre qu’elle rendrait la vie impossible à quiconque hériterait de cette responsabilité à sa place. Son côté volontaire avait convaincu Mar’yn, et il ne regrettait pas son choix. Vesinia avait la poigne suffisante pour calmer les ardeurs de certains de leurs congénères qui estimaient mériter plus que ce qu’on leur donnait. Ils ne comprenaient pas qu’il faille ménager les ressources au maximum et ne s’inquiétaient nullement de ce que leurs lendemains bien incertains leur réservaient. Mar'yn accéléra le pas, frustré. Ils n'étaient rien, juste des grains de sable insignifiants sans passé, et certainement sans avenir si tous n'y mettaient pas un peu du leur. Lui espérait tellement pouvoir construire un futur que personne n'oublierait, pas comme ce passé qui les avait abandonné !
Il contourna les rochers qui bordaient la plage, guidé par les voix fortes des pêcheurs qui devaient encore houspiller le petit Zuuk pour qu'il arrête de faire peur aux poissons en chahutant dans l'eau. Ce petit monstre à la peau brune et aux cheveux roux était rapide et solide mais beaucoup trop dissipé pour son propre bien. Mar'yn n'appréciait pas particulièrement les enfants, mais il devait reconnaître à celui-là des talents de bonimenteur indéniables. Les cris s'intensifièrent et il fronça les sourcils en accélérant le pas. De loin, ils pouvaient voir des gerbes d'eau jaillir, et les pêcheurs tenter de s'en approcher avant de reculer, visiblement effrayés. Il se mit à courir et pila net en arrivant au bord de l'eau, éberlué. À une dizaine de mètres de la berge, les deux enfants étaient en train de se battre, du moins en apparence, car au bout de quelques secondes, il s'aperçut que Zuuk se débattait pour échapper à la prise de Tibo, qui le maintenait sous l'eau. Ce qui effrayait les pêcheurs, c'était que l'eau ne semblait pas vouloir les laisser s'approcher. Des vagues s'abattaient sur eux quand ils s'avançaient, de plus en plus violentes, tandis que l'eau était presque trop calme autour des deux garçons. Les efforts de Zuuk pour se libérer se firent plus faibles. Mar'yn réagit enfin en s'engageant dans l'eau, malgré la menace des vagues. Étrangement, la houle se calma un peu et il réussit à progresser sous les regards paniqués des pêcheurs. L'eau semblait vouloir le repousser mais finissait par se fendre sous ses pas. Il serra les dents et chercha à accélérer quand la main de Zuuk retomba mollement. Sa progression se fit plus facile et bientôt, les vagues se mirent à accompagner ses mouvements au lieu de les entraver. Il arrivait sur eux quand un projectile passa à côté de sa tête et vint frapper Tibo à la tête. Le garçon s'effondra dans l'eau sans un cri et la mer se calma.
Mar'yn les récupéra tous les deux et se hâta de regagner la plage. Deux pêcheurs passèrent outre leur terreur visible en venant à sa rencontre et ils étendirent les deux enfants sur le sable. Zuuk était pâle comme la mort, les lèvres bleuies par le manque d'oxygène. La tempe de Tibo saignait faiblement, mais son état immédiat était moins préoccupant. Du moins tant qu'il ne se réveillait pas pour essayer à nouveau de noyer quelqu'un. Il s'inquiéta donc du petit roux qui restait inerte malgré les efforts des pêcheurs pour le ranimer. Mar'yn pencha la tête en l'examinant. Les poumons du garçon étaient remplis d'eau. Il fallait s'en débarrasser pour espérer voir le garçon se réveiller. Il l'empoigna donc par les épaules et le redressa avant de le pencher en avant. Sans réfléchir, il lui posa une main dans le dos, à l'endroit où il sentait que l'eau encombrait les poumons. Il leva le bras pour frapper et l'abattit, mais avant même qu'il ne finisse son geste, le garçon se mit à tousser violemment et recracha une quantité d'eau impressionnante, manquant de s'étouffer. Une main noire apparut pour lui maintenir la tête dans la bonne position et Mar'yn releva la tête, surpris. Il découvrit une jeune femme à la peau noire et aux cheveux épais et bouclés, aux yeux profonds et sauvages. Un bout de tissu pendait à son bras et il reconnut une fronde. C'était donc elle qui avait assommé Tibo.
« Ils ont besoin de soins, déclara la jeune femme d'une voix grave en se levant.
― D'où sortez-vous ? répliqua Mar'yn, un peu dépassé.
― De là, dit-elle en désignant l'intérieur des terres derrière elle. Et le reste de la discussion peut attendre, non ?
― Occupez-vous d'eux, ordonna-t-il aux pêcheurs, qui obtempérèrent dans demander leur reste, puis il se tourna vers l'inconnue : Je suis Mar'yn.
― Et moi Fira. »
Il avait compris en la voyant. Elle aussi était différente. Ses yeux étaient voilés par des connaissances que les autres n'avaient pas, et son assurance rappelait à Mar'yn la sienne. Il se leva à son tour et la salua d'une inclinaison de la tête.
« Puis-je vous offrir l'hospitalité pour ce soir, en guise de remerciement. Mon campement est un peu plus loin.
― C'est vous qui avez allumé les feux ?
― En effet.
― Vous risquez d'attirer tous les sauvages du coin avec une idée pareille, railla-t-elle en prenant un sac qu'elle avait laissé tomber dans l'urgence.
― Mon idée vous a attirée. Je trouve que c'était plutôt là une chance.
― Qui vous dit que je ne suis pas une sauvage ? »
Elle leva un sourcil goguenard et il se permit un rire amusé en tirant sur ses vêtements trempés. Par chance, les journées étaient chaudes et il ne craignait pas de tomber malade. En la détaillant, il se dit qu'elle devait elle aussi apprécier la chaleur, vu ses vêtements courts constitués d'une jupe de toile et d'un autre ruban de tissu enroulé autour de la poitrine. Elle avait effectivement l'air d'une sauvage mais semblait beaucoup trop intelligente. En y réfléchissant bien, c'était même plus effrayant. Elle rit comme si elle devinait ses pensées et il se secoua, puis l'invita à le suivre.
Ils marchèrent en silence jusqu'au campement et il acheva de l'observer. Elle ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans, mais c'était dur à dire. Lui-même ignorait son âge et l'estimait identique à celui de la jeune femme. En plus de sa fronde, elle avait à la ceinture un petit couteau en silex qui semblait bien aiguisé. Tout comme Aeros évoquait la nuit et ses contrastes, elle évoquait le danger et la liberté. Silva, quand à elle, lui évoquait le calme d'une soirée d'été.
Aeros et Silva étaient tous les deux là quand ils atteignirent le campement. Lui était debout près de la tente où les enfants avaient été emmenés et elle était accroupie à côté d'un feu en train de faire bouillir de l'eau. Mar'yn lui sourit et Fira fit de même. La jeune femme leur répondit poliment puis retourna à sa tâche. Fira vint s'asseoir à côté d'elle et elles se présentèrent à mi-voix. Aeros les rejoignit et hocha la tête, satisfait.
« À présent, nous sommes tous là. » déclara-t-il doucement.
Nous nous reconnûmes instinctivement, comme si un fil invisible nous avait toujours reliés. Nous étions différents mais parfaitement complémentaires, comme les quatre pièces d'un puzzle dont nous ignorions le sens. Aeros le premier avait semblé réaliser l'existence de ce lien, mais sa nature lui échappait également. Nous nous découvrîmes lentement et nous apprîmes à vivre et oeuvrer ensemble. Les questions demeuraient, les peurs hantaient toujours les esprits et l'inconnu restait comme un monstre invincible qui pouvait à chaque instant nous dévorer mais autour de nous, le monde se faisait un peu moins hostile à mesure que notre communauté grandissait.
Lentement, le bruit des vagues reprit un sens.
Lentement, l'homme redevint un homme sur ces rives dévastées.
Lentement, naquit la Magie et lentement naquit l'Histoire, telle qu'aujourd'hui, le monde la connaît.
Lentement, le bruit des vagues reprit un sens.
Lentement, l'homme redevint un homme sur ces rives dévastées.
Lentement, naquit la Magie et lentement naquit l'Histoire, telle qu'aujourd'hui, le monde la connaît.
A SUIVRE