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[multi-chapitre] Rivages - Sylaïs - chap. 1
Titre: Sylaïs
Auteur:
shono_hime
Fandom: Rivages (original)
Personnages: Sylaïs, Lorrin
Rating: G
Disclaimer: L'univers ainsi que tous les personnages mentionnés sont à moi.
Résumé: Dans un monde où les Océans ont le dessus sur les terres émergées, où les Eléments offrent à chacun leur magie, une jeune Archéologue cherche à percer le secret de ruines mystérieuses.
Note: Merci à
solhaken et à
shirenai pour leur betalecture fort instructive et efficace et rapide ♥
Une silhouette encapuchonnée était penchée sur les lourds tissus qui étaient étalés sur le sol, soigneusement cloués pour protéger du vent et des cendres qui empoisonnaient l'air ce qu'il y avait dessous. Sylaïs les examina avec attention, rajoutant un coup de maillet par endroits pour s'assurer que tout tiendrait. Elle se redressa en repoussant des mèches blondes sous son capuchon pour regarder les montagnes, qui crachaient, au loin, ces nuages étouffants de cendre et de chaleur.
Cela faisait maintenant presque dix ans qu'elle vivait ici, et dix ans que les volcans à l'ouest, les Grandes Soeurs, rythmaient de leurs caprices la cadence des fouilles. Dix ans que la jeune femme, et son père avant elle, tremblait avec la terre, priant Fira pour obtenir sa clémence et sauver leurs vies et leurs travaux. Les ruines perpétuellement menacées qu'ils étudiaient n'avaient pas de nom. Nul ne savait ce qu'elles avaient été avant d'être réduites à des murs de pierres délabrés et des vestiges étranges, recouverts par les cendres et la terre.
Il ne s'agissait que de quelques pierres qui sortaient péniblement du sol, marquées par la violence des lieux. Elles délimitaient un périmètre carré de quelques dizaines de mètres de côté, certainement plusieurs bâtiments. Les murs, bien que presque entièrement détruits, portaient des traces qui avaient attisé la curiosité du Clergé. C'était comme si tous les Éléments s'y étaient déchaînés, même le vent semblait y avoir planté ses griffes. Il y avait également ces gravures qu'ils avaient trouvées sur certains pans de mur du bâtiment central du périmètre, des signes sans aucun sens et surtout incomplets, qui avaient interpellé le Clergé. Ainsi, depuis cette découverte, des hommes venaient user leurs bras et leurs vies sur ces pentes arrides.
Elle toussa un peu et s'essuya le front, étalant encore plus la sueur et la saleté sur sa peau. Elle était seule. Tous les ouvriers s'étaient déjà réfugiés dans les grottes, certes un bien piètre sanctuaire, mais ils ne disposaient pas de grand-chose d'autre pour se défendre face à la mort qui abattait régulièrement sur eux ses sombres nuées.
Le foulard qu'elle avait attaché, humide, sur son visage était déjà presque sec. Elle invoqua la magie dont sa naissance l'avait dotée et le mouilla de nouveau en y posant la main. Satisfaite que leurs dernières découvertes soient autant protégées que possible, elle entreprit de redescendre vers le camp et les grottes, afin de s'y abriter également.
Dix ans... Toute une vie, pour elle qui n'avait que dix-neuf ans. Dix ans, presque tous passés auprès de son père, à étudier cet endroit, à brûler de curiosité de savoir. Altaïr lui avait appris à aimer les ruines en les faisant passer pour une gigantesque devinette, un jeu de tous les instants. Quand elle était plus petite, il l'endormait le soir, en lui racontant ses théories plus folles les unes que les autres, sur ce qu'il y avait là, avant la Colère des Dieux.
Et puis ses ruines, son terrain de jeu personnel, lui avaient pris son père... Et ses derniers mots, au lieu d'être pour les Dieux, comme le voulait la tradition pour les Prêtres, avaient été des excuses. Pour elle. Et fidèle à lui-même, il ne s'était pas excusé de l'avoir éloignée de tout, de sa sœur et de ses chances de se trouver un mari, une situation... Non, il s'était excusé de ne pas avoir résolu ce puzzle auquel il avait consacré sa vie. Et puis il était mort. Comme ça, sans un mot de plus, sans un "je t'aime" ni même un "au revoir". Juste des excuses... Sylaïs sentait ses yeux la brûler, non en raison des cendres ou de la chaleur, mais à cause d'une douleur plus profonde. Elle l'avait aimé pour la façon dont il l'avait élevée, libre et sans les entraves dont on dotait les femmes, chez eux. Maintenant, elle le haïssait un peu pour la façon dont il l'avait abandonnée.
La terre tremblait sous ses pieds tandis qu'elle trébuchait vers les grottes. Lörrin s'inquiétait sans doute déjà. Elle l'imaginait, à l'entrée de la grotte, à regarder dehors, plissant son large front sombre de ridules soucieuses. Depuis la mort d'Altaïr, Lörrin avait pris sur lui de s'occuper d'elle comme d'une fille. Elle comprenait parfaitement les raisons qui le poussaient à une telle loyauté, les trouvant à la fois honorables et un peu tristes.
Lörrin était un ancien esclave, acheté par le Clergé pour travailler sur le site, choisi pour sa grande taille et ses mains immenses, qui donnaient l'impression à Sylaïs qu'il pourrait, s'il le souhaitait, entourer les Grandes Soeurs rien qu'en ouvrant les bras. Il était rentré au service de son père quand elle avait douze ans, et il portait déjà sur lui les marques de la vie ingrate des esclaves. Altaïr détestait l'esclavage, qu'il considérait une perversion que les Dieux eux-mêmes n'auraient pas cautionnée. Aussi n'avait-il pas fallu longtemps pour qu'il affranchisse Lörrin, un privilège que son statut de Prêtre lui accordait. Il lui avait offert la liberté de rester avec eux, pour travailler en homme libre, ou de partir et de se faire une vie ailleurs, une vie moins dangereuse, moins avare de plaisirs que celle qu'ils vivaient tous ici. Mais Lörrin était toujours là. Pendant huit ans, il avait travaillé d'arrache-pied, usant ses bras sur les rochers, ses poumons sous la cendre et sa vie sous les volcans. Il restait, pourtant, et Altaïr n'avait jamais demandé pourquoi, pour autant qu'elle sache. Alors, elle lui avait posé la question, quelques semaines après la mort de son père. Elle lui avait demandé pourquoi il vivait encore comme un esclave alors qu'il aurait pu être son propre maître ailleurs.
« Je préfère vivre enchaîné ici, dans ces grottes, qu'en homme libre là-bas, parmi les Prêtres menteurs, les Marins violents et les Pirates cruels, avait-il répondu. Je me sens plus libre ici que je ne pourrai jamais l'être ailleurs. »
La jeune femme était contente qu'il soit là. Il avait été le premier à l'appeler "Professeur", un titre réservé à son père, mais dont elle avait apparemment hérité en reprenant les fouilles. Il n'avait rien dit quand Sylaïs avait récupéré et utilisé pour la première fois le sceau de son père pour informer le Clergé de l'avancée des fouilles en se faisant passer pour lui, et c'était lui qui avait convaincu les autres ouvriers de rester et de cacher, eux aussi, la mort d'Altaïr pour que les travaux continuent.
Elle ne savait pas ce qu'elle aurait fait sans lui, sans ses conseils de vieux sage pour l'aider à trouver la bonne voie. Elle sourit derrière son foulard en arrivant en vue des grottes. Comme elle l'avait prévu, il était là, comme une statue taillée dans les pierres des volcans qui les entouraient, les bras croisés et le regard sévère. Elle se hâta, accélérant le pas malgré les pierres qui roulaient sous ses bottes et malgré la sueur qui lui coulait dans le dos. La terre trembla de nouveau et il tendit le bras pour qu'elle passe devant lui.
« Tu as pris ton temps, fit-il remarquer, en posant une main dans son dos pour la faire avancer.
— Je voulais être sûre. »
Il grogna en réponse mais ne rajouta rien. La jeune archéologue savait déjà ce qu'il pensait de l'obsession qu'elle avait héritée de son père. Elle savait également qu'il la partageait un peu, qu'ils la partageaient tous. Des ouvriers aux menuisiers, tous avaient parfois cette impression contemplative, cette soif presque désespérée de savoir ce qu'il y avait sous les cendres et la roche. Même Lörrin, pragmatique devant les Éternels, ressentait, elle le savait, le même besoin de savoir, la même fascination. Tout comme elle, ils en étaient tous venus à considérer cet endroit comme un sanctuaire.
Après un tunnel d'entrée d'une cinquantaine de mètres, ils débouchèrent dans la grande salle, aux plafonds étonnamment hauts et aux nombreux piliers aux formes torturées. Les douze ouvriers y étaient déjà réunis, chacun cherchant à se distraire des grondements au-dessus de leurs têtes. Certains jouaient aux dés, d'autres buvaient un verre d'alcool, et il y en avait même un qui dormait, ses légers ronflements audibles quand les Grandes Sœurs se taisaient.
Les buveurs levèrent leurs verres vers elle en guise de salut, et Lörrin passa à côté d'elle.
« Je t'ai préparé un bain », lui dit-il en désignant le fond de la grotte, où elle, et son père avant elle, avait leurs quartiers.
Lörrin y avait monté un paravent fait de plusieurs couches de toile fixées entre deux planches de bois, afin de lui offrir un peu d'intimité, et derrière se trouvaient son lit, la table basse bancale et trop chargée qui lui servait de bureau et un grand baquet en bois qu'il remplissait tous les soirs pour elle. Se glissant dans ce qui lui servait de chambre, à défaut d'un mot plus adapté, Sylaïs cligna des yeux dans la pénombre soudaine que projetait la toile tendue dans l'alcôve. Elle se garda cependant d'allumer une bougie afin que sa silhouette ne se découpe pas sur le tissu, plus par respect pour ses hommes que par crainte.
Ils étaient tous respectueux, sans aucun geste déplacé qu'on aurait pu attendre d'hommes isolés sur un flanc de montagne aride, qui risquaient trop souvent leur vie, et dont l'unique contact avec la civilisation se limitait à un messager, un d'entre eux qui faisait, une fois tous les deux mois, le lien avec la civilisation. Le voyage, de Neis à Isarn, la Capitale, durait plusieurs semaines de bateau et illustrait bien à quel point ils étaient loin de tout. Elle était la seule femme parmi eux, et même si beaucoup l'avaient vue grandir, elle savait que dans un autre lieu, l'isolement et la proximité auraient pu poser problème. Mais pas ici.
Enfant, Sylaïs avait une fois pénétré dans un Temple de Maryn dont les hauts murs sombres et les tentures soulevées par des courants d'air l'avaient laissée tremblante, blottie sur le parvis, à chercher la chaleur du soleil. Ce jour-là, Altaïr lui avait expliqué que les lieux étaient imprégnés d'impressions et d'émotions, que ces fantômes d'évènements passés restaient en place, et que c'était de là que naissaient les atmosphères parfois si particulières. Elle lui avait demandé ce qu'il s'était passé dans le Temple, et il n'avait pas répondu. Quelques années plus tard, elle n'était toujours pas sûre de vouloir savoir...
De même, elle croyait que ce qui s'était passé ici, dans ces ruines, ce que ces murs encore emprisonnés dans la terre avaient vu était à l'origine de l'atmosphère atemporelle et presque irréelle des lieux. C'était pour cela aussi qu'elle ne craignait pas de débordement de la part des ouvriers : il y avait en eux tous trop de recueillement et de soif de savoir pour cela.
Elle se dévêtit donc tranquillement, en silence, et se glissa dans l'eau tiède que Lörrin avait préparée pour elle. Une fois immergée elle soupira d'aise et ferma les yeux pour goûter un instant à la quiétude d'être dans son Élément, de faire corps avec cette Eau dont la magie coulait en elle. L'eau avait juste la température voulue, et elle clapotait doucement contre elle, comme des petits doigts caressants qui voudraient apaiser ses muscles douloureux.
« Ne reste pas si longtemps dehors, lâcha soudain Lörrin de l'autre côté du paravent.
― Je te l'ai dit, je voulais juste vérifier que tout ira bien si les Grandes Soeurs s'éveillent cette nuit, protesta-t-elle en se redressant un peu.
― Ce n'est pas la première fois qu'Elles grondent, objecta-t-il.
― Je sais. »
Ce n'était effectivement pas la première fois que les volcans menaçaient, bien au contraire. Mais quelque chose lui soufflait qu'il ne fallait surtout pas que quelque chose se passe maintenant, que le moment décisif approchait. Elle y croyait. Même si parfois, elle se disait que cet endroit la rendrait folle, comme il avait rendu Altaïr fou, fou de vouloir savoir, au point de s'en ruiner la santé, elle y croyait.
Lörrin accepta sa réponse qui n'en était pas une et bougea légèrement sur le coussin qu'il s'était installé pour pouvoir être près d'elle, comme un dernier rempart pour la protéger, au cas où. Les semelles de ses bottes raclèrent sur la pierre brute, et il renifla bruyamment avant de reprendre :
« Le messager devra partir sous peu, pour respecter les délais.
― Oui. Je pense que j'enverrai Yorell, expliqua-t-elle. Tout ira bien, Lörrin. »
Qui cherchait-elle à convaincre, au juste ? Elle eut un sourire amer et prit le linge posé sur le rebord du baquet pour nettoyer la crasse et la cendre qui s'étaient accumulées sur son visage.
« Tu pourrais peut-être y aller toi-même ?
― Je crois que les Prêtres se poseraient des questions si mon Père envoyait soudain sa fille pour porter des messages...
― Sauf s'il l'envoie à la Capitale pour une bonne raison.
― Qu'est-ce que tu racontes, Lörrin? s'inquiéta-t-elle en devinant où il voulait en venir.
― Tu pourrais rentrer, reprendre une vie normale.
― Pour quoi faire ? se défendit-elle, soudain en colère. Ma place est ici !
― C'est pour toi que je dis ça, Fille, répondit-il, trichant par son usage du surnom qu'il lui réservait. Tu pourrais avoir une vie plus clémente, une vie de vraie jeune fille. »
Elle jeta le linge dans l'eau, furieuse contre lui et contre son hypocrisie. Pourquoi était-il possible pour lui de rester, sans que cela le soit pour elle ? N'avait-elle pas mérité sa place ? Elle l'entendit soupirer puis se gratter le menton.
« Ton père a toujours vanté tes qualités de fille. Mais il ne pensait pas suffisamment à tes qualités de femme. Ne rêves-tu pas d'autre chose, parfois ? tenta-t-il d'une voix douce.
― Non », souffla-t-elle, toute sa colère disparue.
Elle baissa les yeux et contempla son reflet inégal dans l'eau. Elle était femme, bien sûr, mais ce statut qui n'était qu'un détail ici, déciderait de sa vie si elle rentrait. Elle ne voulait pas devenir comme ces femmes trop poudrées, empêtrées dans des tissus trop lourds et trop riches. Elle passa une main sur ses yeux et soupira. Elle n'avait rien d'une fille de bonne famille, rien d'une vraie jeune fille, comme disait Lörrin. Bien sûr, avec ses lèvres pulpeuses, ses grands yeux noisette et son visage fin, encadré par des cheveux blonds dont elle ne prenait d'ailleurs pas grand soin, elle n'aurait certainement aucun mal à attirer le regard d'un jeune Lieutenant de la Marine ou d'un Prêtre, mais elle ne voulait pas de tout ça.
Elle savait comment les choses se passeraient : elle le rencontrerait lors d'une soirée mondaine, où les nobles et les riches mettaient un instant leur haine mutuelle de côté pour s'enivrer et oublier combien le monde était laid. Il la courtiserait, puis lui demanderait sa main. Elle ne prendrait pas sa décision elle-même, bien sûr, ce serait le rôle de sa soeur, plus âgée, une religieuse sans aucune connaissance des réalités de la vie. Elle l'épouserait donc, et peut-être serait-il charmant, peut-être tomberait-elle même amoureuse, avec un peu de chance. Mais elle serait à jamais cloîtrée dans son rôle d'épouse, aussi sûrement que sa soeur dans son couvent.
« Je ne veux pas être une femme, Lörrin, plaida-t-elle enfin. Je veux juste pouvoir être moi-même.
― Comme nous tous, Fille. »
Elle perçut l'affection qui inondait sa voix et elle sut qu'il n'insisterait pas. Il était comme ça, Lörrin, il savait quand il pouvait gagner ou quand la cause était perdue. Elle ne partirait pas. Pas tant qu'il n'existerait pas quelque part, par-delà la mer, où elle pourrait vivre comme elle l'entendrait sans se soumettre à qui que ce soit.
Un peu perturbée par la conversation, Sylaïs acheva de se laver en silence. Lui non plus n'ajouta rien et un instant, avant qu'il ne se lève pour rejoindre les autres ouvriers, elle se sentit plus éloignée de lui qu'elle ne l'avait jamais été. Elle se demanda si Altaïr avait ressenti la même chose avec elle, puis elle chassa ces pensées, se rhabilla et rejoignit elle aussi le groupe des ouvriers.
A SUIVRE.
Auteur:
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Fandom: Rivages (original)
Personnages: Sylaïs, Lorrin
Rating: G
Disclaimer: L'univers ainsi que tous les personnages mentionnés sont à moi.
Résumé: Dans un monde où les Océans ont le dessus sur les terres émergées, où les Eléments offrent à chacun leur magie, une jeune Archéologue cherche à percer le secret de ruines mystérieuses.
Note: Merci à
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Une silhouette encapuchonnée était penchée sur les lourds tissus qui étaient étalés sur le sol, soigneusement cloués pour protéger du vent et des cendres qui empoisonnaient l'air ce qu'il y avait dessous. Sylaïs les examina avec attention, rajoutant un coup de maillet par endroits pour s'assurer que tout tiendrait. Elle se redressa en repoussant des mèches blondes sous son capuchon pour regarder les montagnes, qui crachaient, au loin, ces nuages étouffants de cendre et de chaleur.
Cela faisait maintenant presque dix ans qu'elle vivait ici, et dix ans que les volcans à l'ouest, les Grandes Soeurs, rythmaient de leurs caprices la cadence des fouilles. Dix ans que la jeune femme, et son père avant elle, tremblait avec la terre, priant Fira pour obtenir sa clémence et sauver leurs vies et leurs travaux. Les ruines perpétuellement menacées qu'ils étudiaient n'avaient pas de nom. Nul ne savait ce qu'elles avaient été avant d'être réduites à des murs de pierres délabrés et des vestiges étranges, recouverts par les cendres et la terre.
Il ne s'agissait que de quelques pierres qui sortaient péniblement du sol, marquées par la violence des lieux. Elles délimitaient un périmètre carré de quelques dizaines de mètres de côté, certainement plusieurs bâtiments. Les murs, bien que presque entièrement détruits, portaient des traces qui avaient attisé la curiosité du Clergé. C'était comme si tous les Éléments s'y étaient déchaînés, même le vent semblait y avoir planté ses griffes. Il y avait également ces gravures qu'ils avaient trouvées sur certains pans de mur du bâtiment central du périmètre, des signes sans aucun sens et surtout incomplets, qui avaient interpellé le Clergé. Ainsi, depuis cette découverte, des hommes venaient user leurs bras et leurs vies sur ces pentes arrides.
Elle toussa un peu et s'essuya le front, étalant encore plus la sueur et la saleté sur sa peau. Elle était seule. Tous les ouvriers s'étaient déjà réfugiés dans les grottes, certes un bien piètre sanctuaire, mais ils ne disposaient pas de grand-chose d'autre pour se défendre face à la mort qui abattait régulièrement sur eux ses sombres nuées.
Le foulard qu'elle avait attaché, humide, sur son visage était déjà presque sec. Elle invoqua la magie dont sa naissance l'avait dotée et le mouilla de nouveau en y posant la main. Satisfaite que leurs dernières découvertes soient autant protégées que possible, elle entreprit de redescendre vers le camp et les grottes, afin de s'y abriter également.
Dix ans... Toute une vie, pour elle qui n'avait que dix-neuf ans. Dix ans, presque tous passés auprès de son père, à étudier cet endroit, à brûler de curiosité de savoir. Altaïr lui avait appris à aimer les ruines en les faisant passer pour une gigantesque devinette, un jeu de tous les instants. Quand elle était plus petite, il l'endormait le soir, en lui racontant ses théories plus folles les unes que les autres, sur ce qu'il y avait là, avant la Colère des Dieux.
Et puis ses ruines, son terrain de jeu personnel, lui avaient pris son père... Et ses derniers mots, au lieu d'être pour les Dieux, comme le voulait la tradition pour les Prêtres, avaient été des excuses. Pour elle. Et fidèle à lui-même, il ne s'était pas excusé de l'avoir éloignée de tout, de sa sœur et de ses chances de se trouver un mari, une situation... Non, il s'était excusé de ne pas avoir résolu ce puzzle auquel il avait consacré sa vie. Et puis il était mort. Comme ça, sans un mot de plus, sans un "je t'aime" ni même un "au revoir". Juste des excuses... Sylaïs sentait ses yeux la brûler, non en raison des cendres ou de la chaleur, mais à cause d'une douleur plus profonde. Elle l'avait aimé pour la façon dont il l'avait élevée, libre et sans les entraves dont on dotait les femmes, chez eux. Maintenant, elle le haïssait un peu pour la façon dont il l'avait abandonnée.
La terre tremblait sous ses pieds tandis qu'elle trébuchait vers les grottes. Lörrin s'inquiétait sans doute déjà. Elle l'imaginait, à l'entrée de la grotte, à regarder dehors, plissant son large front sombre de ridules soucieuses. Depuis la mort d'Altaïr, Lörrin avait pris sur lui de s'occuper d'elle comme d'une fille. Elle comprenait parfaitement les raisons qui le poussaient à une telle loyauté, les trouvant à la fois honorables et un peu tristes.
Lörrin était un ancien esclave, acheté par le Clergé pour travailler sur le site, choisi pour sa grande taille et ses mains immenses, qui donnaient l'impression à Sylaïs qu'il pourrait, s'il le souhaitait, entourer les Grandes Soeurs rien qu'en ouvrant les bras. Il était rentré au service de son père quand elle avait douze ans, et il portait déjà sur lui les marques de la vie ingrate des esclaves. Altaïr détestait l'esclavage, qu'il considérait une perversion que les Dieux eux-mêmes n'auraient pas cautionnée. Aussi n'avait-il pas fallu longtemps pour qu'il affranchisse Lörrin, un privilège que son statut de Prêtre lui accordait. Il lui avait offert la liberté de rester avec eux, pour travailler en homme libre, ou de partir et de se faire une vie ailleurs, une vie moins dangereuse, moins avare de plaisirs que celle qu'ils vivaient tous ici. Mais Lörrin était toujours là. Pendant huit ans, il avait travaillé d'arrache-pied, usant ses bras sur les rochers, ses poumons sous la cendre et sa vie sous les volcans. Il restait, pourtant, et Altaïr n'avait jamais demandé pourquoi, pour autant qu'elle sache. Alors, elle lui avait posé la question, quelques semaines après la mort de son père. Elle lui avait demandé pourquoi il vivait encore comme un esclave alors qu'il aurait pu être son propre maître ailleurs.
« Je préfère vivre enchaîné ici, dans ces grottes, qu'en homme libre là-bas, parmi les Prêtres menteurs, les Marins violents et les Pirates cruels, avait-il répondu. Je me sens plus libre ici que je ne pourrai jamais l'être ailleurs. »
La jeune femme était contente qu'il soit là. Il avait été le premier à l'appeler "Professeur", un titre réservé à son père, mais dont elle avait apparemment hérité en reprenant les fouilles. Il n'avait rien dit quand Sylaïs avait récupéré et utilisé pour la première fois le sceau de son père pour informer le Clergé de l'avancée des fouilles en se faisant passer pour lui, et c'était lui qui avait convaincu les autres ouvriers de rester et de cacher, eux aussi, la mort d'Altaïr pour que les travaux continuent.
Elle ne savait pas ce qu'elle aurait fait sans lui, sans ses conseils de vieux sage pour l'aider à trouver la bonne voie. Elle sourit derrière son foulard en arrivant en vue des grottes. Comme elle l'avait prévu, il était là, comme une statue taillée dans les pierres des volcans qui les entouraient, les bras croisés et le regard sévère. Elle se hâta, accélérant le pas malgré les pierres qui roulaient sous ses bottes et malgré la sueur qui lui coulait dans le dos. La terre trembla de nouveau et il tendit le bras pour qu'elle passe devant lui.
« Tu as pris ton temps, fit-il remarquer, en posant une main dans son dos pour la faire avancer.
— Je voulais être sûre. »
Il grogna en réponse mais ne rajouta rien. La jeune archéologue savait déjà ce qu'il pensait de l'obsession qu'elle avait héritée de son père. Elle savait également qu'il la partageait un peu, qu'ils la partageaient tous. Des ouvriers aux menuisiers, tous avaient parfois cette impression contemplative, cette soif presque désespérée de savoir ce qu'il y avait sous les cendres et la roche. Même Lörrin, pragmatique devant les Éternels, ressentait, elle le savait, le même besoin de savoir, la même fascination. Tout comme elle, ils en étaient tous venus à considérer cet endroit comme un sanctuaire.
Après un tunnel d'entrée d'une cinquantaine de mètres, ils débouchèrent dans la grande salle, aux plafonds étonnamment hauts et aux nombreux piliers aux formes torturées. Les douze ouvriers y étaient déjà réunis, chacun cherchant à se distraire des grondements au-dessus de leurs têtes. Certains jouaient aux dés, d'autres buvaient un verre d'alcool, et il y en avait même un qui dormait, ses légers ronflements audibles quand les Grandes Sœurs se taisaient.
Les buveurs levèrent leurs verres vers elle en guise de salut, et Lörrin passa à côté d'elle.
« Je t'ai préparé un bain », lui dit-il en désignant le fond de la grotte, où elle, et son père avant elle, avait leurs quartiers.
Lörrin y avait monté un paravent fait de plusieurs couches de toile fixées entre deux planches de bois, afin de lui offrir un peu d'intimité, et derrière se trouvaient son lit, la table basse bancale et trop chargée qui lui servait de bureau et un grand baquet en bois qu'il remplissait tous les soirs pour elle. Se glissant dans ce qui lui servait de chambre, à défaut d'un mot plus adapté, Sylaïs cligna des yeux dans la pénombre soudaine que projetait la toile tendue dans l'alcôve. Elle se garda cependant d'allumer une bougie afin que sa silhouette ne se découpe pas sur le tissu, plus par respect pour ses hommes que par crainte.
Ils étaient tous respectueux, sans aucun geste déplacé qu'on aurait pu attendre d'hommes isolés sur un flanc de montagne aride, qui risquaient trop souvent leur vie, et dont l'unique contact avec la civilisation se limitait à un messager, un d'entre eux qui faisait, une fois tous les deux mois, le lien avec la civilisation. Le voyage, de Neis à Isarn, la Capitale, durait plusieurs semaines de bateau et illustrait bien à quel point ils étaient loin de tout. Elle était la seule femme parmi eux, et même si beaucoup l'avaient vue grandir, elle savait que dans un autre lieu, l'isolement et la proximité auraient pu poser problème. Mais pas ici.
Enfant, Sylaïs avait une fois pénétré dans un Temple de Maryn dont les hauts murs sombres et les tentures soulevées par des courants d'air l'avaient laissée tremblante, blottie sur le parvis, à chercher la chaleur du soleil. Ce jour-là, Altaïr lui avait expliqué que les lieux étaient imprégnés d'impressions et d'émotions, que ces fantômes d'évènements passés restaient en place, et que c'était de là que naissaient les atmosphères parfois si particulières. Elle lui avait demandé ce qu'il s'était passé dans le Temple, et il n'avait pas répondu. Quelques années plus tard, elle n'était toujours pas sûre de vouloir savoir...
De même, elle croyait que ce qui s'était passé ici, dans ces ruines, ce que ces murs encore emprisonnés dans la terre avaient vu était à l'origine de l'atmosphère atemporelle et presque irréelle des lieux. C'était pour cela aussi qu'elle ne craignait pas de débordement de la part des ouvriers : il y avait en eux tous trop de recueillement et de soif de savoir pour cela.
Elle se dévêtit donc tranquillement, en silence, et se glissa dans l'eau tiède que Lörrin avait préparée pour elle. Une fois immergée elle soupira d'aise et ferma les yeux pour goûter un instant à la quiétude d'être dans son Élément, de faire corps avec cette Eau dont la magie coulait en elle. L'eau avait juste la température voulue, et elle clapotait doucement contre elle, comme des petits doigts caressants qui voudraient apaiser ses muscles douloureux.
« Ne reste pas si longtemps dehors, lâcha soudain Lörrin de l'autre côté du paravent.
― Je te l'ai dit, je voulais juste vérifier que tout ira bien si les Grandes Soeurs s'éveillent cette nuit, protesta-t-elle en se redressant un peu.
― Ce n'est pas la première fois qu'Elles grondent, objecta-t-il.
― Je sais. »
Ce n'était effectivement pas la première fois que les volcans menaçaient, bien au contraire. Mais quelque chose lui soufflait qu'il ne fallait surtout pas que quelque chose se passe maintenant, que le moment décisif approchait. Elle y croyait. Même si parfois, elle se disait que cet endroit la rendrait folle, comme il avait rendu Altaïr fou, fou de vouloir savoir, au point de s'en ruiner la santé, elle y croyait.
Lörrin accepta sa réponse qui n'en était pas une et bougea légèrement sur le coussin qu'il s'était installé pour pouvoir être près d'elle, comme un dernier rempart pour la protéger, au cas où. Les semelles de ses bottes raclèrent sur la pierre brute, et il renifla bruyamment avant de reprendre :
« Le messager devra partir sous peu, pour respecter les délais.
― Oui. Je pense que j'enverrai Yorell, expliqua-t-elle. Tout ira bien, Lörrin. »
Qui cherchait-elle à convaincre, au juste ? Elle eut un sourire amer et prit le linge posé sur le rebord du baquet pour nettoyer la crasse et la cendre qui s'étaient accumulées sur son visage.
« Tu pourrais peut-être y aller toi-même ?
― Je crois que les Prêtres se poseraient des questions si mon Père envoyait soudain sa fille pour porter des messages...
― Sauf s'il l'envoie à la Capitale pour une bonne raison.
― Qu'est-ce que tu racontes, Lörrin? s'inquiéta-t-elle en devinant où il voulait en venir.
― Tu pourrais rentrer, reprendre une vie normale.
― Pour quoi faire ? se défendit-elle, soudain en colère. Ma place est ici !
― C'est pour toi que je dis ça, Fille, répondit-il, trichant par son usage du surnom qu'il lui réservait. Tu pourrais avoir une vie plus clémente, une vie de vraie jeune fille. »
Elle jeta le linge dans l'eau, furieuse contre lui et contre son hypocrisie. Pourquoi était-il possible pour lui de rester, sans que cela le soit pour elle ? N'avait-elle pas mérité sa place ? Elle l'entendit soupirer puis se gratter le menton.
« Ton père a toujours vanté tes qualités de fille. Mais il ne pensait pas suffisamment à tes qualités de femme. Ne rêves-tu pas d'autre chose, parfois ? tenta-t-il d'une voix douce.
― Non », souffla-t-elle, toute sa colère disparue.
Elle baissa les yeux et contempla son reflet inégal dans l'eau. Elle était femme, bien sûr, mais ce statut qui n'était qu'un détail ici, déciderait de sa vie si elle rentrait. Elle ne voulait pas devenir comme ces femmes trop poudrées, empêtrées dans des tissus trop lourds et trop riches. Elle passa une main sur ses yeux et soupira. Elle n'avait rien d'une fille de bonne famille, rien d'une vraie jeune fille, comme disait Lörrin. Bien sûr, avec ses lèvres pulpeuses, ses grands yeux noisette et son visage fin, encadré par des cheveux blonds dont elle ne prenait d'ailleurs pas grand soin, elle n'aurait certainement aucun mal à attirer le regard d'un jeune Lieutenant de la Marine ou d'un Prêtre, mais elle ne voulait pas de tout ça.
Elle savait comment les choses se passeraient : elle le rencontrerait lors d'une soirée mondaine, où les nobles et les riches mettaient un instant leur haine mutuelle de côté pour s'enivrer et oublier combien le monde était laid. Il la courtiserait, puis lui demanderait sa main. Elle ne prendrait pas sa décision elle-même, bien sûr, ce serait le rôle de sa soeur, plus âgée, une religieuse sans aucune connaissance des réalités de la vie. Elle l'épouserait donc, et peut-être serait-il charmant, peut-être tomberait-elle même amoureuse, avec un peu de chance. Mais elle serait à jamais cloîtrée dans son rôle d'épouse, aussi sûrement que sa soeur dans son couvent.
« Je ne veux pas être une femme, Lörrin, plaida-t-elle enfin. Je veux juste pouvoir être moi-même.
― Comme nous tous, Fille. »
Elle perçut l'affection qui inondait sa voix et elle sut qu'il n'insisterait pas. Il était comme ça, Lörrin, il savait quand il pouvait gagner ou quand la cause était perdue. Elle ne partirait pas. Pas tant qu'il n'existerait pas quelque part, par-delà la mer, où elle pourrait vivre comme elle l'entendrait sans se soumettre à qui que ce soit.
Un peu perturbée par la conversation, Sylaïs acheva de se laver en silence. Lui non plus n'ajouta rien et un instant, avant qu'il ne se lève pour rejoindre les autres ouvriers, elle se sentit plus éloignée de lui qu'elle ne l'avait jamais été. Elle se demanda si Altaïr avait ressenti la même chose avec elle, puis elle chassa ces pensées, se rhabilla et rejoignit elle aussi le groupe des ouvriers.
A SUIVRE.